image010

13 Octobre – MARIAN LA BIBLIOTHEQUAIRE

 

 

Cela s’était passé trois jours plus tôt, et je n’arrêtais pas d’y penser. Ethan Carter Wate avait reçu une balle ennemie qui l’avait probablement tué. J’en avais été témoin. Certes, d’un point de vue technique, tous les protagonistes de cette époque étaient morts, aujourd’hui. Mais, d’un Ethan Wate à un autre, j’avais des difficultés à me remettre du décès de ce soldat confédéré en particulier. Ou plutôt, de ce déserteur confédéré. Mon arrière-arrière-arrière-arrière-grand-oncle.

J’y ai pensé pendant le cours de maths, tandis que Savannah s’étouffait au tableau avec son équation. Le prof, Bates, ne s’en est pas aperçu, bien plus intéressé par le dernier numéro de Guns and Ammo[14]. J’y ai pensé pendant la réunion consacrée aux « futurs fermiers d’Amérique » où, n’ayant pas trouvé Lena, je me suis retrouvé assis en compagnie des mecs de la fanfare. Link était installé avec nos coéquipiers, quelques rangs derrière moi, mais je ne m’en suis rendu compte que lorsque Shawn et Emory ont entrepris de pousser des cris d’animaux. Au bout d’un moment d’ailleurs, je ne les ai plus entendus. Mon cerveau ne cessait de revenir à Ethan Carter Wate.

Qu’il ait été un Confédéré ne comptait guère. Dans le comté de Gatlin, tout le monde avait des liens de parenté avec le camp des vaincus de la guerre inter-États. Nous nous y étions habitués. C’était comme d’être né allemand après la Seconde Guerre mondiale, japonais après Pearl Harbor ou américain après Hiroshima. Parfois, l’Histoire vous jouait de sales tours. Vous ne pouviez changer votre pays d’origine. Vous n’étiez pas contraint d’y rester non plus, remarquez. Rien ne vous forçait à vivre dans le passé, à l’instar des dames des FRA, de la Société Historique de Gatlin ou des Sœurs. Et rien ne vous obligeait à accepter le destin sans broncher, comme Lena. Ethan Carter Wate n’avait pu s’y résoudre. Moi non plus.

J’avais au moins une certitude : maintenant que nous étions au courant de l’existence de l’autre Ethan Wate, nous devions en découvrir plus à propos de Genevieve. Il y avait sans doute une raison pour expliquer que nous avions trouvé le médaillon. Et une autre pour expliquer que nous nous étions rencontrés dans un rêve, même si ce dernier avait plutôt les apparences d’un cauchemar.

Normalement, j’aurais interrogé ma mère sur la marche à suivre, à l’époque où les choses étaient normales et où elle vivait. Sauf qu’elle était morte, et que mon père était trop à l’ouest pour m’épauler. Quant à Amma, elle refuserait tout net de m’aider dans quelque entreprise ayant un lien avec le camée. Lena continuait de bouder à cause de Macon – la pluie qui dégringolait sans discontinuer en était la preuve flagrante.

J’étais censé faire mes devoirs, ce qui signifiait que j’avais besoin de carburant – un litre de lait chocolaté et autant de cookies que ma paume pouvait en contenir. Sortant de la cuisine, je me suis arrêté devant la porte du bureau. Mon père était à l’étage, en train de se doucher, le seul moment où il quittait son antre. La pièce était sûrement bouclée à double tour. Elle l’était toujours, depuis l’incident du manuscrit.

J’ai contemplé la poignée avant de jeter un coup d’œil furtif de chaque côté du couloir. Mes biscuits en équilibre périlleux sur le carton de lait, j’ai tendu la main. Avant que j’atteigne le bouton en cuivre, j’ai entendu le cliquetis de la serrure qui se déverrouillait, et le battant s’est ouvert tout seul, comme si, à l’intérieur, quelqu’un avait décidé de me laisser entrer. Mes cookies en sont tombés par terre.

Un mois auparavant, je n’en aurais pas cru mes yeux. J’étais plus averti, à présent. Nous étions à Gatlin. Pas le Gatlin que j’avais pensé connaître, un autre Gatlin qui s’était apparemment caché aux yeux de tous ses habitants depuis le début. Une ville où la fille qui me plaisait descendait d’une longue lignée d’Enchanteurs, où ma gouvernante était une Voyante qui lisait dans les os de poulet au beau milieu du marigot et convoquait les esprits de ses défunts ancêtres, où même mon père se comportait en vampire. Rien ne paraissait trop extraordinaire, dans ce Gatlin-là. Il est amusant de constater qu’on peut vivre toute son existence dans un endroit sans vraiment le voir.

Lentement, prudemment, j’ai poussé la porte. J’ai aperçu un bout de la pièce, un coin de rayonnages croulant sous les livres de ma mère et les débris de la guerre de Sécession qu’elle avait ramassés partout où elle allait. Prenant une grande aspiration, j’ai humé l’air du bureau. Pas étonnant que mon père n’en sorte presque jamais.

Je l’ai presque vue, recroquevillée dans son vieux fauteuil de lecture, près de la fenêtre. Elle taperait sur l’ordinateur. Juste de l’autre côté de la cloison. Si j’entrebâillais un peu plus le battant, elle serait là. Sauf que je n’ai pas entendu le bruit de ses doigts sur le clavier, que j’avais conscience qu’elle n’était pas là et qu’elle n’y remettrait plus jamais les pieds.

Les bouquins dont j’avais besoin se trouvaient sur ces étagères. Si quelqu’un en avait su plus sur l’histoire du comté de Gatlin que les Sœurs, ça avait été ma mère. J’ai avancé d’un pas en appuyant légèrement sur la porte.

— Jésus Marie Joseph, Ethan Wate ! Si jamais tu oses mettre un orteil dans cette pièce, ton papa t’assommera d’une beigne qui te fera dormir jusqu’à la semaine prochaine !

Amma ! J’ai failli lâcher le lait.

— Je n’ai rien fait ! me suis-je défendu. La porte s’est ouverte toute seule.

— Honte sur toi. Aucun fantôme de Gatlin ne se permettrait d’entrer dans le bureau de ta maman et de ton papa, à l’exception de ta mère elle-même.

Elle m’a toisé d’un air de défi. Un drôle d’éclat dans ses yeux m’a amené à me demander si elle essayait de me dire quelque chose – la vérité, pourquoi pas ? C’était peut-être ma mère qui m’avait ouvert. En tout cas, une chose était claire. Quelqu’un, quelque chose voulait que je pénètre dans cette pièce avec autant d’ardeur que quelqu’un d’autre souhaitait m’en tenir éloigné.

Amma a claqué le battant et, avec une clé qu’elle a sortie de sa poche, elle l’a verrouillé. Le cliquetis m’a confirmé que l’occasion venait de m’échapper aussi vite qu’elle s’était présentée à moi.

— Nous sommes au milieu de la semaine, a aboyé Amma. Tu n’as pas de devoirs ?

Je l’ai regardée, agacé.

— Tu retournes à la bibliothèque ? Link et toi avez fini cet exposé ?

C’est alors que l’idée m’a frappé.

— Oui, la bibliothèque. Justement, je m’y rendais.

Après un baiser sur sa joue, j’ai filé.

— Salue Marian de ma part. Et ne sois pas en retard pour le dîner !

Chère vieille Marian. Elle avait réponse à tout. Qu’elle connaisse ou pas le renseignement qu’on cherchait ; qu’elle soit prête ou pas à le donner.

 

Lena m’attendait sur le parking de la bibliothèque du comté. Le béton craquelé était humide de la dernière averse. Bien que les lieux soient ouverts pour deux heures encore, le corbillard était le seul véhicule présent, en sus de la vieille camionnette turquoise que je connaissais bien. Disons juste qu’il ne s’agissait pas là d’une grosse bibliothèque municipale. Nous ne tenions guère à en apprendre sur une autre ville que la nôtre, et si votre grand-papa ou arrière-grand-papa ne pouvait vous renseigner, il était vraisemblable que c’était parce que vous n’aviez pas besoin d’en savoir davantage.

Blottie à l’un des angles du bâtiment, Lena écrivait dans son calepin. Elle portait un jean usé, d’énormes bottes de pluie et un tee-shirt noir léger. Perdues dans la masse de ses boucles, de fines tresses pendaient autour de son visage. Elle avait presque l’air d’une fille normale. Or, je n’étais pas sûr d’avoir envie qu’elle ressemble à une fille normale. J’étais sûr de vouloir l’embrasser de nouveau, sauf que ça devrait attendre. Si Marian détenait les réponses à nos questions, mes chances de l’embrasser n’en seraient que plus grandes.

Une fois encore, j’ai listé mes mouvements de jeu. Pick and roll.

— Tu crois vraiment que nous trouverons quelque chose qui nous aidera, ici ? m’a lancé Lena en relevant la tête de son carnet.

Je l’ai entraînée à l’intérieur par la main.

— Pas quelque chose. Quelqu’un.

 

L’édifice en lui-même était beau. Enfant, j’y avais passé tant d’heures que j’avais hérité de ma mère la croyance qu’une bibliothèque était une sorte de temple. Celle-ci en particulier était l’un des trois bâtiments qui avaient survécu à la marche de Sherman et au Grand Incendie. Avec le siège de la Société Historique – et Ravenwood Manor, encore plus ancien –, c’était un des plus vieux de la ville, une vénérable maison victorienne à deux étages qui affichait son âge sous sa peinture blanche écaillée et ses antiques plantes grimpantes qui sommeillaient autour des portes et des fenêtres. Y flottait une odeur faite de créosote, de couvertures de livres en plastique et de vieux papier. Le vieux papier, dont ma mère avait eu l’habitude de dire qu’il était le parfum du temps.

— Je ne comprends pas. Pourquoi la bibliothèque ?

— Ce n’est pas que la bibliothèque. C’est Marian Ashcroft.

— La responsable ? L’amie d’oncle Macon ?

— Marian était la meilleure amie de ma mère ainsi que sa partenaire de recherches. Elle est la seule qui en sait autant que ma mère sur le comté de Gatlin et elle est aujourd’hui la personne la plus intelligente de la ville.

— Plus intelligente qu’oncle Macon ? a commenté Lena, dubitative.

— D’accord. La Mortelle la plus intelligente de Gatlin.

Je n’avais jamais vraiment saisi ce que quelqu’un comme Marian fabriquait dans un bled comme Gatlin. « Ce n’est pas parce que tu habites au milieu de nulle part que tu ignores où tu vis », me répétait-elle souvent autour d’un sandwich au thon pris en compagnie de ma mère. Une remarque dont le sens m’avait complètement échappé. La moitié du temps, je ne pigeais rien à ce qu’elle disait, d’ailleurs. Sans doute la raison pour laquelle elle s’était si bien entendue avec ma mère. Car, le reste du temps, c’était ma mère que je ne comprenais pas. Encore une fois, le plus gros cerveau du patelin. Ou, peut-être, son caractère le mieux trempé.

Quand nous avons pénétré dans l’immeuble désert, Marian errait au milieu des rayonnages. En chaussettes. Gémissant à voix haute, telle une de ces héroïnes de tragédie grecque qu’elle aimait à citer. Comme l’endroit était en général vide, mis à part pour une visite occasionnelle d’une de ces dames des FRA qui venait vérifier un point de généalogie discutable, Marian était libre de s’y comporter comme elle voulait.

— « En sais-tu quelque chose ? »

Me guidant à sa voix, je me suis enfoncé dans les allées.

— « En as-tu perçu un écho ? »

J’ai tourné au rayon fiction. Elle était bien là, titubant sous une pile de volumes, le regard perdu.

— « Ou vraiment ignores-tu… »

Lena m’a rejoint.

— «… que le malheur est en marche… »

Marian nous a dévisagés l’un après l’autre par-dessus la monture carrée de ses lunettes rouges.

— «… et que ceux qui nous haïssent visent ceux que nous aimons ? »

Marian était là sans être là. Cet air m’était familier et, bien qu’elle ait une citation pour tout, elle ne les choisissait pas au hasard. De quel malheur ceux qui me haïssaient me menaçaient-ils, moi ou mes amis ? Si l’amie visée était Lena, je n’étais très sûr de vouloir la réponse.

J’avais beaucoup lu, mais je ne m’étais pas encore plongé dans la tragédie grecque.

— Œdipe ? ai-je demandé en étreignant Marian et ses livres.

Elle m’a serré si fort contre elle qu’une lourde biographie du général Sherman s’est enfoncée dans mes côtes, me coupant le souffle.

— Antigone, a soufflé Lena dans mon dos.

Frimeuse.

— Excellent, l’a félicitée Marian avec un sourire.

— Je l’ai étudié, s’est excusée Lena devant la grimace que je lui adressais.

— Je suis toujours impressionnée quand je rencontre un jeune qui connaît Antigone.

— Je n’en ai qu’un souvenir, qu’elle voulait enterrer le mort.

Cette fois, Marian nous a souri à tous les deux avant de fourrer la moitié de son chargement dans mes bras, l’autre moitié dans ceux de Lena. Quand elle souriait, elle ressemblait à une couverture de magazine. Ses dents blanches qui se détachaient sur sa peau brune lui donnaient plus l’allure d’un mannequin que d’une bibliothécaire. Elle était si jolie et exotique, fruit d’une multitude de croisements, qu’on avait l’impression, en la regardant, de contempler l’histoire même du Vieux Sud – peuples originaires des Antilles, les îles à sucre, d’Angleterre, d’Écosse, d’Amérique même, qui s’étaient mélangés à un tel point qu’il aurait fallu une forêt entière d’arbres généalogiques pour s’y retrouver.

Bien que, pour reprendre les paroles d’Amma, nous soyons au sud de quelque part et au nord de nulle part, Marian Ashcroft était habillée comme si elle avait dispensé un cours à ses étudiants de Duke. Tous ses vêtements, tous ses bijoux, tous ses foulards bigarrés qui étaient sa signature paraissaient venir d’ailleurs et flattaient ses cheveux coupés très court, une coiffure involontairement cool.

Elle ne venait pas plus du comté de Gatlin que Lena et, pourtant, elle y avait vécu depuis aussi longtemps que ma mère. Plus longtemps, désormais.

— Tu m’as tellement manqué, Ethan. Et toi, tu dois être la nièce de Macon, Lena. L’infâme nouvelle de la ville. La fille à la vitre. Oh oui, j’ai entendu parler de toi. Ces dames ne rechignent jamais à cancaner.

Nous l’avons suivie jusqu’au comptoir, où nous avons déposé les livres sur le chariot des ouvrages à ranger plus tard.

— Ne croyez pas tout ce qu’on vous raconte, professeur Ashcroft.

— Oh, s’il te plaît, appelle-moi Marian.

J’ai failli en lâcher ma pile. À l’exception de ma famille, tout le monde donnait du « professeur Ashcroft » à Marian. Pour des raisons qui m’échappaient, Lena venait de se voir offrir un accès instantané au cercle des intimes.

— Marian, a-t-elle acquiescé en souriant.

Mis à part avec Link et moi, elle goûtait pour la première fois à notre fameuse hospitalité sudiste, de la part d’une autre étrangère qui plus est.

— Je ne veux savoir qu’une chose. Quand tu as cassé cette fenêtre avec ton balai de sorcière, en as-tu profité pour éliminer les futures générations de FRA ?

Marian s’est mise à baisser les volets, nous indiquant du geste de lui donner un coup de main.

— Certainement pas ! Si j’avais fait ça, je n’aurais pas eu droit à toute cette publicité gratuite !

Rejetant la tête en arrière, Marian a éclaté de rire.

— Un bon sens de l’humour, a-t-elle commenté en passant son bras autour des épaules de Lena. Exactement ce qu’il faut pour s’en sortir, dans cette ville.

— J’ai en effet eu droit à bon nombre de plaisanteries, a soupiré Lena. Presque toutes à mes dépens.

— Ah, mais « les monuments de l’esprit survivent aux monuments du pouvoir ».

— Shakespeare ? ai-je risqué.

Je commençais à me sentir quelque peu exclu.

— Pas loin. Sir Francis Bacon. Donc, si tu fais partie de ceux qui croient qu’il a écrit les pièces de Shakespeare, ta réponse est recevable.

— J’abandonne !

Marian m’a ébouriffé les cheveux.

— Tu as grandi d’au moins cinq centimètres, depuis notre dernière rencontre, EW. Que te donne donc à manger Amma ? Du gâteau à tous les repas ? J’ai l’impression qu’il y a un siècle que je t’ai vu.

— Je sais. Désolé. Je n’avais pas très envie… de lire.

Elle a deviné que je mentais, deviné aussi ce que je voulais dire. Gagnant la porte, elle a retourné le panonceau « Ouvert » du côté « Fermé ». Puis elle a verrouillé la porte. Le bruit sec de la serrure m’a rappelé le bureau de mon père.

— Je croyais que la bibliothèque était ouverte jusqu’à vingt et une heures ? me suis-je étonné.

Dans le cas contraire, voilà qui me fournirait une excuse idéale pour aller chez Lena.

— Pas ce soir. La bibliothécaire en chef vient de se décréter en congés. Ça lui arrive régulièrement. Parlez-moi d’une bibliothécaire !

— Merci, tante Marian.

— Bon. Toi, tu ne serais pas ici sans une bonne raison. Je soupçonne que la nièce de Macon Ravenwood en est une valable, à défaut d’autre chose. Alors, je vous propose d’aller dans la pièce du fond afin de boire un thé et de tenter de nous montrer raisonnables.

Marian ne détestait pas les calembours.

— Plus qu’une bonne raison, nous avons une question.

J’ai tripoté le médaillon enveloppé dans le mouchoir de Sulla la Prophétesse.

— « Questionne tout. Apprends un peu. Ne réponds rien. »

— Homère ?

— Euripide. Je te conseille de trouver quelques-uns des auteurs que je cite, EW, sinon je m’en vais débarquer à la prochaine réunion parents-professeurs du lycée pour leur remonter les bretelles.

— Tu viens pourtant de me conseiller de ne rien répondre.

— Moi ? a-t-elle riposté en ouvrant une porte marquée ARCHIVES PRIVÉES.

Marian paraissait avoir réponse à tout, comme Amma. Comme une bonne bibliothécaire.

Comme ma mère.

 

Je n’étais jamais entré dans les archives privées de Marian, la fameuse pièce du fond. D’ailleurs, personne à ma connaissance n’y était jamais entré non plus, sauf ma mère. C’était leur endroit à toutes les deux, où elles écrivaient, menaient leurs recherches et Dieu sait quoi encore. Même mon père n’avait pas été autorisé à y pénétrer. Je me souvenais d’une scène où Marian l’avait stoppé sur le seuil, cependant que ma mère examinait des documents historiques à l’intérieur.

— Privé signifie privé.

— Nous sommes dans une bibliothèque, Marian, et les bibliothèques ont été créées pour démocratiser le savoir, pour le rendre public.

— Par ici, elles n’ont été créées que pour accueillir les réunions des Alcooliques Anonymes quand ils ont été chassés des églises baptistes.

— Ne sois pas sotte, Marian. Ce ne sont que des archives.

— Essaye de ne pas m’envisager comme bibliothécaire mais comme savant fou. Ceci est mon laboratoire secret.

— Tu es dingue. Vous ne faites que consulter de vieux papelards qui tombent en miettes.

— « Si tu révèles tes secrets au vent, ne lui reproche pas de les répéter aux arbres. »

— Khalil Gibran.

— « Trois hommes peuvent garder un secret si deux d’entre eux sont morts. »

Benjamin Franklin.

Mon père avait fini par renoncer à vouloir s’inviter dans leur antre. Nous étions rentrés à la maison et avions mangé de la glace au chocolat aux éclats de noisette. Après cet incident, j’avais toujours considéré Marian et ma mère comme des forces de la nature que rien n’arrêtait. Deux savants fous, avait dit Marian, enchaînés l’un à l’autre dans leur labo. Elles avaient produit livre après livre, avaient même été sélectionnées pour la Voix du Sud, l’équivalent du prix Pulitzer dans nos contrées. Mon père avait été férocement fier de ma mère, d’elles deux, et tant pis si lui et moi n’étions que la cinquième roue du carrosse. « Un esprit fertile. » C’est ainsi qu’il avait eu l’habitude de résumer ma mère, surtout quand elle était au milieu d’un projet. Alors que c’était dans ces moments-là qu’elle s’absentait le plus de nos existences, il avait semblé ne l’en aimer que plus ardemment.

Et voici que j’étais accueilli dans le saint des saints, la pièce la plus recluse, dénuée de fenêtre et d’air, du troisième bâtiment le plus ancien de Gatlin. En son centre, quatre longues tables en chêne étaient alignées parallèlement. Il n’y avait pas un pan de mur qui ne fût dissimulé par des ouvrages. Artillerie et munitions de la guerre de Sécession. Le coton-roi : l’or blanc du Sud. Des tiroirs en métal suspendus supportaient des manuscrits, et des vitrines débordant d’objets remplissaient une pièce contiguë plus petite.

Marian s’est affairée avec la bouilloire et la plaque électrique. Lena s’est approchée de la seule paroi sans livres, sur laquelle étaient encadrées des cartes du comté de Gatlin aussi anciennes que les Sœurs.

— Regarde, Ravenwood, a-t-elle murmuré en promenant son doigt sur le verre. Et là, Greenbrier. La frontière séparant les propriétés est très distincte, sur ce plan.

Je me suis dirigé dans un coin de la pièce où un bureau isolé prenait la poussière ; il y avait même quelques toiles d’araignée. Un vieux document de la Société Historique y gisait, ouvert. Des noms avaient été entourés d’un trait de crayon, lequel reposait encore au milieu du volume. Une carte sur papier calque était punaisée à un plan du Gatlin contemporain, comme si quelqu’un avait tenté de déterrer la ville ancienne enfouie sous l’actuelle. Sur tout cela trônait la reproduction du portrait qui ornait l’entrée de Ravenwood Manor.

La femme au camée.

Genevieve. Ce ne peut être qu’elle. Il faut que nous lui disions, L. Que nous lui demandions.

Non. Nous ne pouvons avoir confiance en personne. Nous ne savons même pas pourquoi nous avons les visions.

Lena… Fie-toi à mon instinct.

— Qu’est-ce que tout ceci, tante Marian ?

Relevant la tête, l’interpellée m’a regardé, et une vague de chagrin a brusquement assombri ses traits.

— Nos dernières recherches. À ta mère et à moi.

Pourquoi ma mère possédait-elle une représentation du portrait de Ravenwood ?

Aucune idée.

Lena m’a rejoint et s’est emparée du cliché.

— Que comptiez-vous faire avec ce tableau, Marian ? a-t-elle demandé.

Marian nous a tendu à chacun une tasse de thé avec sa soucoupe. Encore un truc bien de Gatlin. Rien au monde n’aurait amené ses habitants à ne pas utiliser de soucoupe.

— Il devrait t’être familier, Lena, a-t-elle ensuite répondu. Il appartient à ton oncle Macon. D’ailleurs, c’est lui qui m’a donné cette photo.

— Mais qui est cette femme ?

— Genevieve Duchannes. Je pensais que tu le savais.

— Non, pas du tout.

— Ton oncle ne t’a donc rien dit de tes ascendants ?

— Nous ne parlons guère de mes défunts ancêtres. Cela nous amènerait à évoquer mes parents.

Marian s’est mise à fourrager dans l’un des tiroirs suspendus, en quête de quelque chose.

— Genevieve Duchannes était ton arrière-arrière-arrière-arrière-grand-mère. Un personnage très intéressant. Lila et moi avons reconstitué l’arbre généalogique des Duchannes, en vue d’un projet pour lequel Macon nous avait aidées. Jusqu’à… jusqu’à l’an passé.

Ainsi, ma mère avait été en relation avec Macon Ravenwood ? Alors qu’il avait affirmé ne la connaître que par le biais de ses écrits.

— Franchement, Lena, a repris Marian, il serait bon que tu t’intéresses à ta famille.

Elle a feuilleté quelques pages jaunies d’un parchemin. L’arbre généalogique des Duchannes faisait face à celui des Ravenwood. Du doigt, j’ai désigné le premier.

— C’est bizarre, toutes les filles de ta famille s’appellent Duchannes, y compris celles qui se sont mariées.

— Il en a toujours été ainsi. C’est une tradition.

— C’est souvent le cas dans les lignées où les femmes sont considérées comme particulièrement puissantes, a commenté Marian en fixant Lena.

Houps ! Il était préférable de changer de sujet. Pas question de trop creuser la question des pouvoirs chez les dames Duchannes en présence de Marian, d’autant que Lena semblait avoir pris le relais.

— C’était quoi, ce projet ? ai-je donc demandé.

 

— Du sucre ? a-t-elle répondu en remuant son thé.

Tandis que j’en mettais une cuiller dans ma tasse, elle a détourné les yeux.

— Nous intéressait surtout ce médaillon, a-t-elle enchaîné en montrant une autre photo de Genevieve.

Sur celle-ci, elle arborait le camée.

— Une histoire en particulier, a continué Marian avec un sourire triste. Juste une histoire d’amour. Ta mère était une grande romantique, Ethan.

J’ai croisé le regard de Lena. Nous savions l’un comme l’autre ce que la bibliothécaire s’apprêtait à nous dire.

— Et, ce qui est amusant pour vous deux, c’est qu’elle implique un Wate et une Duchannes. Un soldat confédéré et la belle maîtresse de Greenbrier.

Les visions. L’incendie de Greenbrier. Le dernier ouvrage que ma mère avait eu l’intention de rédiger portait sur tout ce que nous avions vu se produire entre Genevieve et Ethan, entre l’arrière-arrière-arrière-arrière-grand-mère de Lena et mon arrière-arrière arrière-arrière-grand-oncle. Ma mère était en train de travailler sur ce livre quand elle était morte. Ainsi allaient les choses, à Gatlin. Jamais rien n’y arrivait qu’une fois.

Lena avait pâli. Elle a effleuré ma main qui était posée sur la table poussiéreuse. Aussitôt, j’ai ressenti la décharge électrique familière.

— Tenez, ceci est la lettre qui nous a poussées à nous lancer dans ce projet.

Marian a placé deux feuilles de parchemin sur un bureau voisin. Intérieurement, je lui ai été reconnaissant qu’elle ne dérange pas les affaires de ma mère. Pour moi, c’était un mémorial qui lui ressemblait plus que les fleurs déposées par tous sur son cercueil. Même les FRA, qui étaient venues à l’enterrement, avaient submergé ce cercueil d’œillets, alors que ma mère aurait détesté ça. Toute la ville, les baptistes, les méthodistes, même les pentecôtistes se déplaçaient pour un décès, une naissance ou un mariage.

— Lisez-la mais évitez de la toucher. C’est l’un des objets les plus anciens que nous possédions.

Lena s’est penchée en retenant ses cheveux.

— Ils s’aimaient passionnément, ils étaient trop différents, cependant, a-t-elle murmuré en parcourant la missive. Il les nomme « une espèce à part ». Sa famille à elle tente de les séparer. Bien qu’il ne croie pas à la guerre, il s’est engagé, dans l’espoir que se battre pour le Sud lui gagnera l’approbation des Duchannes.

Fermant les yeux, Marian s’est mise à réciter :

— « Je pourrais tout aussi bien être singe plutôt qu’homme, cela ne changerait rien, à Greenbrier. Bien que je ne sois qu’un simple Mortel, mon cœur se brise de douleur à l’idée de passer le reste de mon existence sans toi, Genevieve. »

On aurait dit de la poésie. Quelque chose que Lena aurait pu écrire.

— Comme s’il était Atlas supportant le poids du monde sur ses épaules, a murmuré Marian en rouvrant les paupières.

— Tout cela est d’une telle tristesse, a chuchoté Lena en me regardant.

— Ils s’aimaient. C’était la guerre. Désolée, mais tout indique que l’histoire se termine mal.

— Et le médaillon ? ai-je demandé en le pointant sur la photo.

J’avais presque eu peur de poser la question.

— On suppose qu’Ethan l’a offert à Genevieve, gage de fiançailles secrètes. Nous ne saurons jamais ce qu’il est devenu. Personne ne l’a jamais revu, après la nuit où Ethan est mort. Le père de Genevieve l’a forcée à en épouser un autre. Toutefois, la légende raconte qu’elle a conservé le bijou et a été enterrée avec. Ce médaillon aurait été un talisman puissant, le sceau brisé d’un cœur brisé.

J’ai frissonné. Le puissant talisman en question n’était pas enseveli avec Genevieve ; il était dans ma poche. Or, c’était un talisman des Ténèbres, à en croire Macon et Amma. Je le sentais grésiller, comme s’il avait brûlé sur des charbons ardents.

Non, Ethan.

Il le faut. Elle peut nous aider. Ma mère nous aurait aidés.

J’ai fourré mes doigts dans ma poche, écartant le mouchoir pour être en contact avec le camée abîmé, puis j’ai pris la main de Marian, en priant pour que le bijou accepte de fonctionner. La tasse de thé qu’elle tenait encore s’est écrasée sur le sol. La pièce a commencé à tourbillonner.

— Ethan ! a-t-elle crié.

Lena s’est emparée de son autre main. La lumière a cédé place à la nuit.

— Ne vous inquiétez pas, nous serons à vos côtés tout le temps.

La voix de Lena m’a paru lointaine, et j’ai entendu des coups de feu. En quelques instants, la bibliothèque a été submergée de pluie…

 

Le vent avait forci, et la pluie tombait dru, les trempant et domptant les flammes, bien qu’il fût trop tard. Genevieve contempla ce qu’il restait de la grande demeure. Elle avait tout perdu, ce jour-là. Maman. Evangeline. Il était impossible qu’elle perdît également Ethan.

Ivy revint en courant dans la boue. Sa robe contenait tout ce que sa maîtresse lui avait demandé de rapporter.

— J’arrive trop tard ! se lamenta-t-elle. Seigneur Dieu, j’arrive trop tard ! Venez, mamzelle Genevieve, ajouta-t-elle en jetant des coups d’œil effrayés alentour, on peut plus rien faire.

Ivy se trompait. Il y avait une chose.

— Il n’est pas trop tard. Il n’est pas trop tard, répétait-elle.

— Vous avez la fièv’, enfant.

— Il me faut le Livre, répondit-elle, avec un regard désespéré à Ivy.

Cette dernière recula en secouant la tête.

— Non ! Vous pouvez pas courir ce risque. C’est trop dangereux.

Genevieve secoua la vieille femme par l’épaule.

— C’est notre seule chance, Ivy. Donne-le-moi !

— Non ! C’est trop demander. Vous savez r’en de r’en de c’te livre…

— Donne-le-moi ou j’irai le chercher moi-même.

Derrière elle, des volutes de fumée noire salissaient le ciel, et le feu crachait en engloutissant le peu de la maison qu’il restait à dévorer. Ivy céda. Relevant ses jupons déchirés, elle entraîna la jeune fille au-delà de ce qui avait été le verger de citronniers de sa mère. Genevieve ne s’était jamais enfoncée aussi loin sur la propriété. Il n’y avait là rien d’autre que des champs de coton – du moins, c’est ce qu’on lui avait toujours dit. Elle n’avait jamais eu de raison de se rendre sur la plantation, sauf dans les rares occasions où elle et Evangeline avaient joué à cache-cache.

Pourtant, Ivy avançait sans hésiter. Elle savait exactement où elle allait. Au loin, Genevieve percevait encore les détonations et les hurlements perçants des voisins qui assistaient à la ruine de leurs demeures.

Ivy s’arrêta devant un fourré de buissons enchevêtrés, romarin et jasmin qui grimpaient à l’assaut d’un vieux mur de pierres. Une petite arche se dissimulait sous la végétation luxuriante. Ivy se pencha et passa dessous, suivie par sa jeune maîtresse. Elles se retrouvèrent dans un endroit clos. Un cercle parfait dont les parois étaient obscurcies par les plantes qui poussaient là depuis des années.

— Où sommes-nous ?

— En un lieu que vot’ maman, elle voulait pas que vous en avez connaissance.

De petites pierres parsemaient les hautes herbes. Mais oui ! Le cimetière familial. Elle se souvint y être venue une fois, très jeune, à la mort de son arrière-grand-mère. Elle se souvint que les funérailles s’étaient déroulées de nuit, elle revit sa mère, debout sous la lune, entonnant à voix basse des paroles dans une langue qu’elle-même et sa sœur ne comprenaient pas.

— Pourquoi m’as-tu amenée ici ?

— Vous avez bien dit que vous voulez c’te livre, non ?

— Il est ici ?

La vieille femme s’arrêta et la regarda avec étonnement.

— Et où d’autre qu’y serait, hein ?

Un peu plus loin, une autre structure était étranglée par les plantes grimpantes. Une crypte. À la porte en pierre, Ivy marqua une pause.

— Vous êtes sûre que vous…

— Dépêchons ! la coupa Genevieve en cherchant une poignée.

Il n’y en avait pas.

— Comment on entre ?

Se mettant sur la pointe des pieds, la domestique tâtonna au-dessus de l’entrée. À la lueur des incendies environnants, Genevieve distingua un caillou poli dans le linteau, gravé d’un croissant de lune. Ivy appuya dessus. La porte s’ouvrit en émettant le son de la pierre frottant contre de la pierre. Ivy attrapa un objet placé juste derrière le battant. Une bougie.

Celle-ci éclaira l’intérieur de la pièce exiguë, qui ne mesurait que quelques mètres de large. De vieilles étagères en bois couvraient les murs, surchargées de flacons et de fioles remplis de boutons de fleurs, de poudres et de liquides boueux. Au milieu de la salle, un autel usé trônait, sur lequel reposait un coffret en bois ancien. La boîte était sobre, la seule ornementation étant un minuscule croissant de lune gravé sur le couvercle. Le même dessin que celui du linteau.

— Moi, j’y touche point, s’empressa de murmurer Ivy, comme si le coffre risquait de l’entendre.

— Ce n’est qu’un livre…

— Non. Surtout dans vot’ famille.

Genevieve souleva doucement le couvercle. La couverture de l’ouvrage était en cuir noir craquelé, plus gris que noir à cause du temps. Aucun titre, juste un nouveau croissant de lune. Hésitant, la jeune fille s’en empara. Elle savait qu’Ivy était superstitieuse. Bien qu’elle se soit moquée de ses peurs, elle avait également conscience que la vieille femme était pleine de sagesse. Elle lisait dans les cartes et les feuilles de thé, et la mère de Genevieve la consultait en à peu près toute chose – le meilleur jour où planter ses légumes afin de les protéger du gel, les herbes susceptibles de guérir un rhume.

Le Livre dégageait une certaine tiédeur. Comme s’il avait été en vie, qu’il avait respiré.

— Pourquoi n’a-t-il pas de nom ?

— C’est pas parce qu’un livre a pas de titre qu’il a pas de nom. Y s’appelle le Livre des lunes.

Elles avaient assez perdu de temps comme ça. Se guidant aux flammes, Genevieve retourna à ce qui restait de Greenbrier et d’Ethan.

Elle feuilleta le volume. Il contenait des centaines de sortilèges. Comment être certaine qu’elle trouverait le bon ? Soudain, elle l’aperçut. Il était en latin, une langue qu’elle connaissait bien. Sa mère avait fait venir un répétiteur du Nord exprès pour qu’il le leur enseigne, à elle et à Evangeline. Le latin était la langue la plus importante qui soit, aux yeux de la famille.

Le Sortilège du Sceau. Celui qui liait la mort à la vie.

Genevieve posa le Livre sur le sol, près d’Ethan, un doigt sous la première ligne de l’incantation. Ivy s’empara de son poignet et le serra, fort.

— C’est pas la bonne nuit pour ça. La demi-lune est pour la magie blanche, la pleine pour la noire. Faut toujours se méfier de la lune.

Genevieve se libéra d’un geste brusque.

— Je n’ai pas le choix. Je n’ai que cette nuit.

— Mamzelle Genevieve, vous devez comprend’. Ces mots, y vont au-delà d’un sortilège. Y sont un marché. Vous pouvez pas vous servir du Livre des lunes sans donner quelque chose en échange.

— Le prix m’importe peu. Il s’agit de la vie d’Ethan. Je n’ai plus que lui.

— Ce garçon a plus de vie. L’a été tué d’une balle. Ce que vous essayez de faire, c’est pas naturel. Y sortira r’en de bon de tout ça.

Ivy avait raison, Genevieve le savait. Sa mère les avait assez souvent sermonnées, Evangeline et elle, sur le respect à montrer envers les Lois de la Nature. Elle s’apprêtait à franchir une limite qu’aucun Enchanteur dans sa famille n’avait jamais osé franchir.

Mais ils étaient tous morts, à présent. Elle était la seule survivante.

Elle devait essayer.

 

— Non ! hurla Lena en nous lâchant, rompant ainsi le cercle. Elle est devenue Ténèbres ! Vous comprenez ? Genevieve a recouru à la magie noire.

J’ai attrapé ses mains, elle a tenté de se libérer. D’ordinaire, Lena me transmettait une sorte de chaleur ensoleillée – cette fois, ça a plutôt ressemblé à une tornade.

— Elle n’est pas toi, Lena. Et lui n’est pas moi. Tout cela s’est passé il y a plus d’un siècle.

— Si ! a-t-elle crié, cédant à l’hystérie. Elle est moi. C’est pourquoi le médaillon nous montre ces scènes. Il m’avertit que je dois t’éviter. Pour ne pas te faire du mal, lorsque j’aurais été vouée aux Ténèbres.

Marian a ouvert des yeux encore plus vastes que d’habitude. Ses cheveux courts, normalement toujours en place étaient décoiffés, comme ébouriffés par le vent. Elle paraissait aussi épuisée que ravie. Je connaissais bien cet air, ces cernes. À croire que ma mère la hantait.

— Tu n’as pas été encore Appelée, Lena, l’a-t-elle rassurée. Tu n’es ni bonne ni maléfique. Tu éprouves juste les émotions d’une Duchannes de quinze ans et demi. J’ai rencontré nombre d’Enchanteurs, dans ma vie, parmi lesquels bien des Duchannes, tant Lumière que Ténèbres.

Lena l’a dévisagée avec stupeur.

— Tu ne deviendras pas Ténèbres, a enchaîné Marian, le souffle court. Tu es aussi théâtrale que Macon. Calme-toi.

Comment était-elle au courant, pour l’anniversaire de Lena ? Et pour les Enchanteurs ?

— Vous détenez le médaillon de Genevieve, vous deux. Pourquoi ne pas me l’avoir dit ?

— Nous ne savons que faire. Tout le monde nous donne des conseils différents.

— Montrez-le-moi.

J’ai enfoncé ma main dans ma poche, tandis que Lena s’accrochait à mon bras. J’ai hésité. Marian avait été l’amie la plus proche de ma mère, elle faisait partie de la famille. Je n’aurais pas dû l’interroger plus avant sur ses motivations. En même temps, j’avais suivi Amma dans les marais où elle avait rencontré Macon Ravenwood, et je ne m’étais pas un instant douté de ce dont j’avais été témoin quelques instants plus tard.

— Comment savoir si nous pouvons te faire confiance ? ai-je demandé, très mal à l’aise.

— « Le meilleur moyen de découvrir si l’on peut faire confiance à quelqu’un, c’est de lui faire confiance. »

— Elton John ?

— Pas loin. Ernest Hemingway. La rock star de son époque, en quelque sorte.

Si j’ai souri, Lena n’était pas prête à se laisser charmer aussi aisément.

— Pourquoi vous accorderions-nous notre confiance alors que tous les autres nous ont menti ?

— Parce que je ne suis ni Amma ni oncle Macon, a répondu Marian en redevenant sérieuse. Je suis une Mortelle. Je suis neutre. Entre la magie noire et la magie blanche, entre la Lumière et les Ténèbres, il y a forcément quelque chose qui résiste à la tentation. Cette chose, c’est moi.

Lena a reculé. Cette révélation dépassait les bornes, pour elle comme pour moi. En quel honneur Marian en connaissait-elle autant à propos de la famille de Lena ?

— Qu’êtes-vous ?

Chez les Duchannes comme chez les Ravenwood, c’était une question lourde de sens.

— Je suis la bibliothécaire en chef du comté de Gatlin, ce que je suis depuis que je me suis installée ici, ce que je serai toujours. Je ne suis pas une Enchanteresse. Je me contente de conserver les dossiers. Les livres. Je suis la Gardienne, juste un maillon supplémentaire dans la longue chaîne de Mortels à qui l’on a confié l’histoire et les secrets d’un univers dont nous ne ferons jamais entièrement partie. Il en faut toujours un. En ce moment, c’est moi.

— Mais qu’est-ce que tu racontes, tante Marian ? ai-je bégayé, paumé.

— Disons juste qu’il y a bibliothèques et bibliothèques. Je m’occupe des bons citoyens de Gatlin, qu’ils soient Enchanteurs ou Mortels. Ce qui fonctionne assez bien, puisqu’une partie de ma clientèle est plutôt du genre noctambule.

— Tu…

— La bibliothèque des Enchanteurs du comté de Gatlin. Oui, ça va de soi, je suis la bibliothécaire des Enchanteurs. La bibliothécaire en chef des Enchanteurs.

Je l’ai contemplée comme si je la voyais pour la première fois. Elle m’a fixé de ses yeux bruns habituels, m’a adressé son habituel sourire. Elle était la même tout en étant complètement différente. Je m’étais souvent demandé pourquoi elle s’était enterrée à Gatlin. J’avais cru que c’était à cause de ma mère. Je réalisais à présent qu’il s’agissait de tout autre chose. J’ignore ce que j’ai ressenti, en cet instant. Quoi que cela ait été, Lena avait des sentiments opposés.

— Alors, vous êtes en mesure de nous donner un coup de main, a-t-elle décrété. Nous devons découvrir ce qui est arrivé à Ethan et à Genevieve, et quel rapport cela a avec Ethan et moi. Et ce, avant mon anniversaire. La bibliothèque des Enchanteurs doit posséder des fichiers. Si ça se trouve, le Livre des lunes y est rangé. Vous pensez qu’il pourrait contenir des réponses ?

— Peut-être, peut-être pas, a répondu Marian en détournant les yeux. Malheureusement, je crains de ne pas pouvoir vous aider. Je suis navrée.

— Pardon ?

C’était insensé. Je ne l’avais encore jamais vue refuser son aide à personne. Surtout à moi.

— Je n’ai pas le droit de m’impliquer, quand bien même je le désirerais. C’est l’une des conditions de ce boulot. Je n’écris pas les livres, ni les règles. Je me borne à conserver les uns et à respecter les autres. Il m’est interdit d’intervenir.

— Et ce boulot est plus important que nous ? ai-je lancé en m’approchant d’elle, manière de l’obliger à soutenir mon regard. Plus important que moi ?

— Ce n’est pas aussi simple, Ethan. Il existe un équilibre entre le monde des Mortels et celui des Enchanteurs, entre la Lumière et les Ténèbres. Le Gardien est une composante de cet équilibre, de l’Ordre des Choses. Si j’enfreignais les lois qui m’y lient, je mettrais cet équilibre en péril. Je n’ai pas le droit d’agir, même si ça me tue. Même si ça blesse les gens que j’aime.

J’avais beau avoir du mal à saisir son discours, je ne doutais pas qu’elle m’aimait comme elle avait aimé ma mère. Elle avait une bonne raison de ne pas nous épauler plus avant.

— Très bien. Puisque c’est comme ça, conduis-moi seulement à la bibliothèque des Enchanteurs, et je me débrouillerai tout seul.

— Tu n’es pas un Enchanteur, Ethan. Cette décision ne t’appartient pas.

Lena s’est collée à moi et a saisi ma main.

— Elle m’appartient, a-t-elle dit. Et je veux y aller.

Marian a acquiescé.

— D’accord, je vous y emmènerai la prochaine fois qu’elle sera ouverte. Les horaires diffèrent de ceux de la bibliothèque du comté. Ils sont un peu plus irréguliers.

Tu m’étonnes.

16 Lunes
titlepage.xhtml
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_026.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_027.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_028.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_029.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_030.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_031.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_032.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_033.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_034.html
Garcia,Kami&Sthol,Margaret-[Livre des lunes-1]16 lunes(2009).French.ebook.AlexandriZ_split_035.html